Comment les pharmaciens peuvent sauver le système de santé canadien

Laissez-moi vous brosser un tableau. Il est 7 h 45, un mardi matin, dans une pharmacie d'une petite ville de l'Ontario. Les néons bourdonnent tels un chœur d'abeilles mécontentes. La pharmacienne en est à la moitié de son troisième café, qui a un goût d'optimisme brûlé, lorsque Mme Jenkins entre d’un pas traînant. Elle a 82 ans, porte des Crocs rose fluo toute l'année et a déjà menacé d'«étriper» un membre du personnel avec une louche à soupe lorsque le magasin n'avait plus sa crème anti-arthrite préférée. Mais, aujourd'hui, elle sourit comme si elle venait de gagner à la loterie. «J'ai besoin de mes médicaments pour la tension artérielle, mon cher», dit-elle en posant une ordonnance froissée sur le comptoir. «Et ne me dites pas qu'il est trop tôt pour les sucres d'orge. Noël est un état d'esprit.»Voilà, mes amis, ce qu'est la première ligne des soins de santé au Canada.La récente déclaration du gouvernement fédéral concernant la Loi canadienne sur la santé, ainsi que sa missive sévère adressée aux provinces et territoires, pourrait tout aussi bien être écrite en hiéroglyphes pour la plupart des Canadiens. Mais pour les pharmaciens? C'est un panneau au néon clignotant qui dit: «Hé, vous vous souvenez de la fois où vous avez supplié de faire plus que de vous disputer avec les compagnies d'assurance? C'est l'occasion ou jamais.»À lire aussi: D’abord, ne pas nuire (1 de …)Soyons réalistes: le système s’effrite plus vite qu'un biscuit sans gluten. Les médecins de famille se font aussi rares que les licornes, les temps d'attente aux urgences font le double de toutes les versions longues du Seigneur des Anneaux mises bout à bout, et ne me lancez pas sur les débats concernant les soins dentaires. Mais il y a un hic: les pharmaciens sont déjà dans les tranchées, armés d'une fine connaissance des médicaments, d'une rare tolérance pour la paperasserie et d’une capacité à repérer une fausse pharmacie en ligne à un kilomètre à la ronde (c’est bien de vous que je parle, «Bob's Discount Viagra Emporium»).Alors pourquoi ne laissons-nous pas les pharmaciens en faire plus?Le jour où j'ai prescrit mon premier antibiotiqueRetour en 2023. L'Ontario autorise enfin les pharmaciens à prescrire des médicaments pour des conditions mineures – IVG, allergies, conjonctivite et tout le tralala. Le jour où cette loi a été adoptée, on m'a tendu, au sens figuré, une tasse portant la mention «Félicitations, en gros, vous êtes désormais un médecin!» J’écris cela avec une pointe de sarcasme et une pointe de désespoir.Mon patient entre. Il s’agit d’un étudiant dont l'œil gauche ressemble à une tomate que quelqu'un aurait plantée avec une fourchette. «Je pense que c'est une conjonctivite», a-t-il croassé en louchant de son seul globe oculaire fonctionnel. «Mais le site WebMD dit que ça peut aussi être un cancer du cerveau. Alors... euh... arrangez-moi?»Après dix curieuses minutes de questions (et en résistant à l'envie de chercher sur Google «La conjonctivite peut-elle provoquer une peur existentielle?»), je lui ai prescrit les gouttes. Quant à moi, j'ai passé l'heure suivante à répéter mentalement ma défense face au tribunal. «Votre Honneur, je jure que je ne voulais pas le transformer en cyclope...»À lire aussi: Sommes-nous conscients de notre pouvoir?Mais voilà: ça a marché. L'œil de l'étudiant s'est éclairci. Il ne m'a pas poursuivi en justice. Et je me suis rendu compte d'une chose: les pharmaciens sont les couteaux suisses de la santé. Il faut juste que les politiciens cessent de verrouiller la moitié de nos outils.La nouvelle lettre du gouvernement fédéral concernant la Loi canadienne sur la santé approuve cette idée, en invitant les provinces à «innover» et à «améliorer l'accès». Traduction: laissez les pharmaciens faire des choses avant que le système n'implose. La fois où j'ai joué au détective (et découvert une escroquerie au fromage à la crème de plusieurs millions de dollars)Les soins de santé ne se résument pas à des pilules et à des aiguilles. Parfois, il est question de fromage à la crème.L'hiver dernier, un homme à bout de nerfs est entré dans la pharmacie de l'un de mes collègues et a demandé un renouvellement «urgent» de sa crème contre l'eczéma. «J'en ai besoin tous les mois, a-t-il aboyé. Ma peau ressemble au dos d'un crocodile!» Mais lorsque mon ami a vérifié son dossier, il a constaté que ce patient était déjà venu chercher trois tubes cette semaine-là. La sonnette d'alarme a retenti plus fort que la collection de cloches de Noël de Mme Jenkins.À lire aussi: L’accessibilité des pharmaciensIl s'est avéré qu'il les revendait sur le site Kijiji. «C'est une activité secondaire», a-t-il protesté lorsque le pharmacien l’a confronté. «Les gens paient cher pour ces produits!» Lorsque j'ai entendu cela, je ne savais pas si je devais rire ou pleurer. Mais cela m'a appris deux choses: 1) le marché noir des crèmes hydratantes sur ordonnance est étrangement solide et 2) les pharmaciens sont les gardiens méconnus de l'intégrité des soins de santé.Les principes de la Loi canadienne sur la santé – universalité, accessibilité, bla-bla-bla – ne veulent rien dire si nous ne prévenons pas la fraude, si nous n'optimisons pas l'utilisation des médicaments et si nous ne nous assurons pas que les patients ne vendent pas de l'hydrocortisone sur le dark web. Mais c'est là que le bât blesse: les pharmaciens ne peuvent pas être à la fois flics, cliniciens et représentants du service clientèle sans un soutien adéquat.Coup stratégique: comment les pharmaciens peuvent voler la vedette (sans se faire poursuivre)La lettre du gouvernement fédéral est un ticket d'or – à condition que nous soyons assez audacieux pour le saisir. Voici comment:Adoptez la mentalité «Pourquoi pas nous?»Vous souvenez-vous de cette scène du film The Avengers où Nick Fury dit: «Jusqu'à la fin du monde, nous agirons comme s'il devait continuer à tourner»? C'est ce que font les pharmaciens à l'heure actuelle. Nous gérons déjà les médicaments, nous détectons les interactions dangereuses et nous évitons aux gens de faire des surdoses d’huiles essentielles. Pourquoi ne pas nous laisser prescrire des contraceptifs? Surveiller le diabète? Et même recoudre une plaie si les choses dégénèrent façon Fargo?En Alberta, les pharmaciens peuvent déjà commander des analyses de laboratoire. À Terre-Neuve, ils effectuent des substitutions thérapeutiques. Ce ne sont pas des miracles, c'est du bon sens. Toutes les provinces devraient s'efforcer d'élargir notre champ d'action, au lieu de nous traiter comme de simples distributeurs automatiques.S'associer ou périrL'année dernière, j'ai aidé à coordonner les soins d'une patiente avec 12 – oui, 12 – spécialistes. Sa liste de médicaments était plus longue que le roman Guerre et Paix, et la moitié de ses médecins ne savaient pas ce que faisaient les autres. Je suis donc devenu son «quarterback de traitement», interrogeant les cardiologues à l'aube et débattant avec les rhumatologues pendant le déjeuner. Ça a fonctionné. Ses visites à l'hôpital ont chuté de 70%.La Loi canadienne sur la santé adore le mot «collaboration». Faisons en sorte qu'il ait un sens. Officialisons le rôle des pharmaciens dans les équipes de soins primaires. Partageons les dossiers. Signalons les erreurs avant que le cocktail d'anticoagulants d'un patient ne le transforme en Slurpee humain.La technologie est votre meilleure ennemieJ'ai entendu des histoires où le robot distributeur a court-circuité et tiré des capsules de Tylenol à travers la pièce comme un distributeur Pez possédé. La technologie peut être un cauchemar, mais elle est aussi notre bouée de sauvetage. Télésanté, alertes médicamenteuses pilotées par l'IA, applications qui incitent les patients à prendre leurs médicaments: les pharmacies ont besoin de fonds pour adopter ces outils. Dans le cas contraire, nous ne ferons que recoller les morceaux du système.Se battre pour les oubliésJe n'oublierai jamais cette personne réfugiée qui parlait mal l'anglais et dissimulait son diabète par crainte d'être expulsée. Nous avons utilisé des applications de traduction, des aides visuelles et beaucoup de gestes pour la convaincre de prendre de l'insuline. Elle a fondu en larmes lorsque son taux d'HbA1c s'est amélioré. Ça m'a vraiment ému.À lire aussi: «La première fois que les étudiants voient un patient de couleur, ce ne devrait pas être à l'hôpital»La Loi canadienne sur la santé promet l'universalité, mais les personnes marginalisées – communautés autochtones, immigrants, Canadiens ruraux – passent souvent entre les mailles du filet. Les pharmacies sont partout. Formons-nous à combler les lacunes: compétences culturelles, soutien aux toxicomanes, voire premiers secours en matière de santé mentale.Criez vos victoires (et vos défaites)Le mois dernier, mon équipe de Devsan Healthcare a réduit le gaspillage de médicaments en vérifiant les médicaments périmés chez SimplyRx, la pharmacie indépendante de mes frères. Cela a permis à la province d'économiser 50 000 $ CA. Quelqu'un l'a-t-il remarqué? Non, personne. Parce que les pharmaciens ne savent pas se vanter. Nous devons crier nos succès sur tous les toits. Publier des données. Se lier d'amitié avec les journalistes. Bon sang, lancez une série #PillSquadChronicles sur TikTok!L'avenir: une renaissance de la pharmacieImaginez un peu: nous sommes en 2030. Les pharmaciens gèrent l'hypertension stable. Nous organisons des cliniques de sevrage tabagique dans des camions Tim Hortons réaménagés. Nous sommes le premier arrêt pour le triage en matière de santé mentale. Oh, et nous vendons encore des sucres d'orge à Mme Jenkins, parce que certaines traditions sont sacrées.La lettre relative à la Loi canadienne sur la santé n'est pas qu'une simple interférence bureaucratique. C'est un défi pour les décideurs, les provinces et les pharmaciens. Nous pouvons soit continuer à éponger l'inondation pendant que le robinet coule, soit fermer ce foutu robinet.Alors, la prochaine fois que vous verrez votre pharmacien, demandez-lui ce qu'il pourrait faire si le système le lui permettait. Ensuite, attachez votre ceinture. Car si nous y parvenons, l'avenir des soins de santé ne se trouvera pas dans un hôpital ou dans un discours de politicien. Il se trouvera derrière un comptoir, à côté des vitamines Gummi et des biscuits de Pâques de saison, là où il a toujours été.

Comment les pharmaciens peuvent sauver le système de santé canadien

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Catégories connexes