Cas prise de tête: un visage rongé, une vie à reconstruire

Après avoir terminé sa résidence en ophtalmologie à l’Université McGill en 2018, le Dr Christian El-Hadad a pris la route du Texas. Au sein du MD Anderson Cancer Center de Houston, il s’est surspécialisé en chirurgie reconstructive des paupières, de l’orbite et des voies lacrymales, puis en oncologie orbitaire. De retour au Centre universitaire de santé McGill (CUSM), il a retrouvé l’effervescence du milieu académique et les cas complexes qu’il attire – comme celui de ce patient qui lui a été référé en désespoir de cause au début de l’année 2022.Lorsqu’il franchit la porte de son bureau, cet homme de 55 ans est méconnaissable. Son nez, ses sinus et ses orbites ont été déformés par une tumeur qui ronge lentement son visage. On lui a déjà annoncé qu’il n’y avait plus rien à faire et qu’il allait bientôt mourir. Face à lui, le Dr El-Hadad voit pourtant autre chose: un carcinome basocellulaire certes très avancé, mais peut-être pas incurable. «Ma première réaction a été: comment a-t-on pu en arriver là?» se souvient le médecin.Presque aveugle, l’homme se déplace en fauteuil roulant, guidé par sa conjointe. La tumeur a déplacé ses yeux vers l’extérieur, altérant leur alignement et sa vision binoculaire. «Il voyait comme un animal de proie», illustre le Dr El-Hadad. La masse tumorale a fini par désorganiser toute l’anatomie du visage. Le médecin comprend aussitôt qu’il ne s’agit pas d’un cancer fulgurant, mais d’une maladie ancienne, négligée, entretenue par une peur viscérale de la chirurgie et une anxiété paralysante.Le dossier révèle un diagnostic posé douze ans plus tôt: un carcinome basocellulaire (CBC) du nez, jamais traité. À l’époque, on lui avait proposé une rhinectomie complète. Terrorisé à l’idée d’être défiguré, l’homme avait refusé toute intervention et s’était peu à peu isolé. «Il vivait avec une tumeur qu’il savait mortelle, mais qu’il ne pouvait affronter», résume le Dr El-Hadad. Ce long face-à-face avec le cancer explique en partie l’ampleur du tableau qui se présente aujourd’hui – et la détresse du quinquagénaire persuadé d’être condamné.À l’évaluation initiale, la meilleure acuité visuelle corrigée (MAVC) est de 20/30 à l’œil droit et de 20/40 à l’œil gauche. La tomodensitométrie révèle une masse de 89 × 79 mm, centrée sur les fosses nasales, avec envahissement des sinus frontaux et destruction partielle des sinus maxillaire, sphénoïdal et ethmoïdal. «Trop étendue pour être opérée sans mutilation majeure, la lésion devait d’abord être contrôlée, ou du moins ralentie», explique le Dr El-Hadad qui amorce un traitement au vismodegib, une thérapie néoadjuvante ciblant la voie Hedgehog, préconisée dans ce type de cancer cutané.À lire aussi: Cancers précoces: plus de diagnostics, pas plus de décèsLes effets se font rapidement sentir. En quatre mois de vismodegib, la tumeur régresse de façon spectaculaire (à 29 × 27 × 43 mm), avec une néo-épithélialisation complète de la région nasale. Le patient retrouve une acuité visuelle normale (20/20 aux deux yeux) et une motilité oculaire sans limitation. «La réponse a été remarquable, au-delà de nos attentes», relate le Dr El-Hadad. Pour la première fois depuis des années, l’homme rapporte une amélioration de ses symptômes.Une succession de virages thérapeutiquesMais après neuf mois de traitement, le tableau se renverse. L’imagerie révèle une progression tumorale avec extension aux sutures naso-frontales et aux sinus frontaux. Le PET-scan montre une reprise franche de l’activité tumorale, avec une valeur SUV (Standardized Uptake Value, ou valeur de fixation normalisée) de 12,7. Le vismodegib est interrompu et remplacé par une immunothérapie intraveineuse au cemiplimab, destinée à réactiver la réponse immunitaire contre la tumeur. Malgré cet espoir, la maladie poursuit sa progression après cinq cycles, l’examen suivant affichant un SUV de 14,6.À ce stade, le Dr El-Hadad n’a guère de marge de manœuvre. La tumeur chevauche désormais le plancher de la cavité cérébrale; un envahissement intracrânien devient une menace réelle. «On ne voulait surtout pas qu’elle atteigne le cerveau. Rendu là, il fallait faire des choix», explique-t-il. La chirurgie étant jugée trop risquée, la discussion s’oriente vers une association de chimiothérapie et de radiothérapie, une décision prise au sein de la table de concertation des tumeurs oculaires du CUSM – un groupe multidisciplinaire unique au pays où ophtalmologistes, radio-oncologues, pathologistes et neuroradiologistes discutent régulièrement des cas les plus complexes.À consulter: Nouvelle stratégie face au cancer de la prostate au CHUMLe cemiplimab est ainsi arrêté au profit d’une chimiothérapie à base de cisplatine, une option plus ancienne mais parfois efficace dans les formes avancées de carcinome basocellulaire. Les premières images confirment une réponse encourageante, bien que le traitement doive être interrompu après 14 mois en raison d’une neuropathie périphérique et d’une ototoxicité sévère. «Ce n’était pas mon premier choix, mais il fallait faire quelque chose. La priorité, c’était de freiner la progression, pas de viser la perfection», observe le médecin.Pour consolider la réponse obtenue, une radiothérapie conformationnelle avec modulation d’intensité (RCMI) est entreprise, combinée à la capécitabine afin d’en potentialiser les effets. Le traitement est cependant interrompu après quelques semaines, une radiodermite sévère ayant rendu la poursuite impossible. Malgré cet arrêt prématuré, la tumeur continue de régresser. Les examens d’imagerie successifs confirment une amélioration marquée et durable, sans médicament ni traitement concomitant depuis plusieurs mois. Cliniquement, le patient conserve une acuité visuelle de 20/20 aux deux yeux et une motilité oculaire normale.«C’est pour des cas comme celui-là qu’on choisit la pratique académique», confie le Dr El-Hadad. «Cet homme était venu chercher la confirmation d’un décès. Quatre ans plus tard, il mène une vie stable et son anxiété a disparu. La première fois que je l’ai vu, on m’avait prévenu qu’il souffrait d’agoraphobie. Il fallait le recevoir immédiatement, sinon il paniquait et quittait la salle d’attente. Aujourd’hui, il s’assoit tranquillement parmi les autres patients, en attendant son tour. Rien que ça, c’est une victoire.»

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