Cas prise de tête: quand une image surprenante vaut mille mots

Au tournant des années 2000, les échographies au chevet commençaient à se généraliser dans les services d’urgence du Québec. À ce moment-là, tous les médecins n’étaient pas encore familiers avec ces appareils à ultrasons et la plupart en faisaient un usage relativement basique comparé à aujourd’hui. C’est pourtant grâce à l’échocardiographie que le Dr Alain Vadeboncoeur a peut-être évité le pire pour un de ses patients. Un cas qui l’a particulièrement marqué.À l’époque chef de l’Urgence de l’Institut de cardiologie de Montréal (ICM), il reçoit un homme transporté par ambulance en début de soirée. «Il présente des symptômes un peu embêtants, mais assez habituels dans notre contexte de soins», signale le Dr Vadeboncoeur. Plutôt en bonne santé, sans antécédents significatifs, ce sexagénaire a souffert d’un malaise, mais sans perte de connaissance, avec une sensation d’étourdissement et une légère pression à la poitrine. Depuis, tout est revenu à la normale. Bref, «rien d’impressionnant. Un tableau assez courant», pense de prime abord l’urgentologue.À lire aussi: Quand l’IA améliore et accélère la prise en charge à l’urgenceLe patient est installé en salle de réanimation. Son pouls est normal (60 BPM), alors que sa pression, similaire aux deux bras, n’est pas très haute (90 mm Hg), sans cause évidente. L’examen physique, incluant une évaluation neurologique normale, n’apporte pas plus d’informations au Dr Vadeboncoeur. «Je lui fais une échographie cardiaque sommaire pour détecter une anomalie, comme un épanchement. Il n’y en a pas, et je ne vois rien d’autre d’inquiétant», relate-t-il, en admettant qu’il n’avait pas grand-chose à se mettre sous la dent.«Sur l’électrocardiogramme, il avait peut-être un petit trouble de conduction, sans plus. Il n’y avait pas de signes évidents d’infarctus ou d’ischémie, ce qui aurait pu me mettre sur la piste d’un syndrome coronarien», détaille le clinicien, qui suspectait qu’un bloc auriculoventriculaire pouvait être à l’origine du malaise éprouvé un peu plus tôt par le patient. Ce dernier est alors placé en observation, sous monitoring, tandis que le Dr Vadeboncoeur demande un bilan sanguin complet (dosages des électrolytes, de la troponine, de l’hémoglobine, de la créatinine, etc.). «Ce genre de patients là en médecine d’urgence, c’est potentiellement une boîte à surprise», souligne-t-il.L’urgentologue part dès lors vaquer à ses occupations auprès d’autres patients. Une heure plus tard, une infirmière accourt. «Elle me dit que le patient fait un méga AVC.» Il se rend immédiatement à son chevet et constate que l’homme présente une hémiplégie complète gauche. «Je suis confondu. Je ne m’attendais pas à ça et ne voyais pas trop le lien entre un AVC et les symptômes initiaux ressemblant à une baisse de pression.»Le Dr Vadeboncoeur pense effectuer un scan cérébral et initier rapidement le processus de transfert du patient vers l’établissement de référence, le Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), pour que son patient bénéficie potentiellement d’une thrombolyse. Puis, il lui vient une idée. «J’ai placé l’échographe sur sa carotide par curiosité, en me disant que j’allais peut-être voir la thrombose. Et là, j’ai vu une des images les plus saisissantes de ma carrière», affirme le clinicien qui a autorisé Profession Santé à la diffuser ci-dessous.Différentiel de pressionSur l’écran, un flap de dissection est nettement visible, une anomalie pour laquelle l'urgentologue n'avait pas vraiment de formation: «Une partie de la paroi ballottait dans la carotide droite. C’était d’une évidence totale.» Généralement, ce genre de dissection a une origine traumatique, par exemple consécutive à un faux mouvement, et elle s’accompagne de douleurs, notamment des céphalées. Or, le sexagénaire n’avait rapporté ni l’un ni l’autre. «Je rembobine le fil et me rappelle que ce patient-là avait quand même eu une vague douleur thoracique. Et là, je me dis: coudonc, il est en train de faire une dissection aortique», se souvient le Dr Vadeboncoeur.L’urgentologue demande la pression aux deux bras. Elle est toujours relativement basse et symétrique. Suivant l’enseignement d’André Denault, un anesthésiste de l’ICM qui prônait de vérifier la pression des quatre membres en cas de situation inhabituelle, il demande ensuite une mesure aux deux jambes. «À ma grande surprise, la pression est à 200 dans les jambes! Ça, c’est embêtant, et ça renforce l’idée qu’il se passe quelque chose de grave dans l’aorte», indique le médecin, qui prévient aussitôt le chirurgien cardiaque de garde. Sceptique, ce dernier penche plutôt pour une dissection carotidienne, donc à transférer, mais il se laisse convaincre d’attendre le résultat du scan aortique avant de rentrer chez lui.Lire aussi: Les préjugés aux urgencesLe scan effectué avec contraste confirme rapidement le diagnostic envisagé par le Dr Vadeboncoeur: le patient souffre d’une dissection à partir de la racine aortique, qui se dirige jusque dans l’aorte descendante et se prolonge surtout dans les deux carotides et les deux artères sous-clavières! «Ça expliquait tout le tableau: le malaise ressenti, sans doute une hypoperfusion cérébrale consécutive à une hypotension; la pression basse dans les bras, mais élevée dans les jambes, car les sous-clavières étaient prises; ainsi que l’AVC, puisque les carotides étaient compromises», résume succinctement l’urgentologue.Pour le patient, la donne venait de changer. Il n’allait plus être transféré pour obtenir une thrombolyse, mais opéré en urgence à l’ICM, un centre de référence pour l’aorte thoracique. Pour le Dr Vadeboncoeur, sa prise en charge s’est arrêtée à la porte du bloc opératoire. Tard en fin de soirée, le chirurgien l’informe que l’opération s’est somme toute déroulée rondement et que le déficit neurologique du patient s’est résorbé. Le lendemain soir, l’urgentologue lui rend visite aux soins intensifs. L’homme est déjà extubé, il se sent bien et il a complètement récupéré de son AVC.«En moins d’une heure, j’étais passé d’une suspicion de bloc auriculoventriculaire sur un patient présentant des malaises assez vagues à un AVC massif, puis à une dissection aortique. Et finalement, le patient s’est entièrement rétabli!», se souvient avec plaisir le Dr Vadeboncoeur, qui a conservé précieusement cette image du flap de dissection dans la carotide qui l’a tant surpris. «Cette simple image a rendu clair quelque chose qui était jusque-là assez confus. Et elle a probablement changé le devenir du patient», souligne le médecin, qui en 30 ans de carrière à l’urgence a soigné environ une douzaine de dissections aortiques. «Ça reste quand même un problème rare, il faut être à l’affût!»Un patient vous a donné du fil à retordre, que ce soit pour établir son diagnostic, trouver le bon plan de traitement ou pour toute autre raison qui sort de l’ordinaire? Vous voulez présenter ce cas particulier à vos pairs médecins de famille ou spécialistes? Contactez notre journaliste Geoffrey Dirat et racontez lui votre histoire.

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