Avortement: la formation des futurs médecins américains est menacée

Parcourez n’importe quel dictionnaire médical, et avant de trouver les mots «appendicectomie» et «anesthésie», vous tomberez sur «avortement». Les deux premières procédures font partie de la formation standard des médecins américains. Mais pour de nombreux étudiants en médecine et résidents qui souhaitent s'informer sur les avortements, les options sont rares aux États-Unis. Et les nouvelles restrictions s’accumulent: au cours de l’année écoulée, des projets ou des lois visant à limiter les formations médicales sur l'avortement ont été proposés ou promulgués dans au moins huit États. Ces changements émanent des opposants à l'avortement, enhardis par les nouvelles limites imposées à la procédure elle-même, ainsi que par une décision imminente de la Cour suprême qui pourrait renverser le jugement historique de la cause Roe v. Wade, qui avait légalisé l’avortement. «C'est assez terrifiant ce qui se passe», affirme Ian Peake, un étudiant en troisième année de médecine dans l’Oklahoma, où le gouverneur a signé le 12 avril une mesure interdisant la plupart des avortements. Aucune formation sur l'avortement n'est proposée dans les deux facultés de médecine de l'Oklahoma, et l'enseignement sur le sujet est limité. Les futurs médecins qui souhaitent s'informer doivent généralement s'adresser à des médecins pratiquant des avortements en dehors du système traditionnel de formation médicale. M. Peake, 32 ans, poursuit en disant que s'il voulait apprendre à faire des coloscopies, par exemple, il pourrait simplement suivre un médecin qui fait de la recherche ou qui travaille dans une clinique. «Ce serait facile, dit-il. Faire la même chose pour l’avortement, c’est presque impossible.» Il affirme qu’il lui a fallu six mois pour trouver un prestataire prêt à lui enseigner. De son côté, Natasha McGlaun, étudiante en médecine dans le Nevada, a suivi une formation à l’extérieur de son université et a créé un atelier pour enseigner la procédure médicale standard utilisée lors d’avortements. Elle l’offre le soir, sur son temps libre. Cette jeune femme de 27 ans est la fille de parents «proféministes», et la mère de deux jeunes filles dont elle veut protéger le droit au choix reproductif. «C'était une sorte de blague dans ma famille: si les gens me disent que je ne peux pas faire quelque chose, je vais y travailler deux fois plus fort, dit-elle en riant. Je ressens une sorte d'impulsion morale, vertueuse, qui me pousse à foncer.» Une formation totalement absente Aux États-Unis, la formation des médecins comprend généralement quatre années d’études, durant lesquelles les étudiants apprennent les bases de la médecine générale et les soins à prodiguer aux patients. À terme, ils obtiennent un diplôme qui fait officiellement d’eux des médecins. La plupart d'entre eux passent ensuite au moins trois ans dans des programmes de résidence où ils reçoivent une intense formation et acquièrent des compétences spécialisées. Les facultés de médecine américaines exigent que les étudiants effectuent un stage en obstétrique et en gynécologie, mais il n'est pas obligatoire que ce dernier comprenne une formation sur l'avortement. Au niveau post-universitaire, les programmes de résidence en obstétrique et gynécologie sont tenus - par un groupe d’accréditation - de fournir un accès à la formation sur l’avortement, bien que les résidents qui s’y opposent peuvent choisir de ne pas pratiquer la procédure. Les gynécologues obstétriciens pratiquent la plupart des avortements aux États-Unis, suivis les spécialistes en médecine familiale. Mais ce ne sont pas toujours les premiers médecins que les femmes rencontrent lorsqu’elles prennent connaissance d'une grossesse non désirée. Les défenseurs du droit à l'avortement soutiennent que tous les médecins devraient en savoir suffisamment sur la procédure pour informer et conseiller les patientes, et que cette formation devrait commencer dès la faculté de médecine. En 2020, des chercheurs de l’Université de Stanford ont découvert que la moitié des facultés de médecine n’incluaient aucune formation formelle sur l’avortement, ou qu'un seul cours. «L’avortement est l’une des procédures médicales les plus courantes, avaient-ils écrit. Pourtant, les sujets liés à l’avortement sont manifestement absents des programmes des facultés de médecine.» L’année dernière, Mme McGlaun a aidé à parrainer une mesure qui demandait à l’American Medical Association de soutenir l’enseignement obligatoire de l’avortement dans les facultés de médecine, avec une clause d'exemption. L’influent groupe a rejeté la proposition, mais a déclaré qu'il est favorable à ce que les étudiants en médecine et les résidents aient la possibilité de se renseigner sur l’avortement et qu’il s’oppose aux efforts visant à interférer avec une telle formation. Autres restrictions Les efforts législatifs visant à freiner l’avortement ciblent tous les niveaux de l’enseignement médical. Une loi de l’Idaho promulguée l’année dernière illustre cette tendance. Elle interdit l'utilisation des frais de scolarité et des frais afférents pour des activités liées à l’avortement dans les cliniques scolaires des établissements qui reçoivent des fonds de l’État. Parmi les autres initiatives, citons un projet de loi du Wisconsin qui interdirait aux employés de l’Université du Wisconsin et de ses hôpitaux de participer à des avortements, y compris à des formations sur le sujet. Ce projet n'a pas progressé en mars, mais son auteur prévoit de réintroduire la mesure. Des propositions similaires ciblent les universités publiques du Missouri et de l’Ohio. Divya Jain n'a pas été initiée à l'avortement dans sa faculté de médecine du Missouri où, selon elle, la procédure est rarement abordée. Elle a plutôt été formée dans une clinique de planification familiale au Kansas. Elle y était bénévole et a vu les obstacles que rencontraient les femmes de l'extérieur de l'État pour obtenir la procédure. Certaines se sont retrouvées par erreur dans un centre de crise pour femmes enceintes de l’autre côté de la rue qui a tenté de les faire changer d’avis, raconte Mme Jain. Cette jeune femme de 23 ans se souvient que sa première expérience d’observation d’un avortement était loin de l’image effrayante décrite par les opposants. «C'est juste une procédure interne normale. Ce sont juste des patientes à la recherche d'un traitement médical», explique-t-elle. C’est à ce moment-là qu’elle a su qu’elle voulait proposer des avortements. «En un claquement de doigts, cela a en quelque sorte changé ma vie», ajoute-t-elle. Mme Jain, qui étudie la politique publique à Harvard pendant son congé de la faculté de médecine de l’Université du Missouri-Kansas City. Fille de parents ouverts d’esprit qui ont immigré au Kansas depuis l’Inde, l’étudiante se souvient avoir grandi en se sentant piégée par la culture traditionnelle de sa famille et une communauté blanche conservatrice dans laquelle l’avortement n'était jamais discuté. «J'aimais remuer le couteau dans la plaie» et repousser les limites, dit-elle. Mme Jain sait que la décision de la Cour suprême des États-Unis de maintenir ou non l’interdiction de l’avortement après 15 semaines de grossesse au Mississippi pourrait modifier radicalement le paysage de l’avortement. Indépendamment de la décision – attendue d’ici l’été – son objectif est fixé: pratiquer des avortements dans des États «hostiles» où les médecins qui acceptent de les faire sont rares. «Il est vraiment difficile pour les patientes d’obtenir les soins qu’elles méritent et dont elles ont besoin; je pense que c'est une erreur», dénonce l’étudiante. Élargissement de la formation Le Dr Keith Reisinger-Kindle, 33 ans, directeur associé du programme de résidence en gynécologie-obstétrique à la Faculté de médecine de l'Université Wright State à Dayton, dans l’Ohio, affirme que son objectif de renforcer la formation sur l’avortement «a été une bataille difficile» en raison d’obstacles législatifs. Lorsqu'il est arrivé à l'université, il y a près de deux ans, «il n'existait aucune formation officielle sur l'avortement», raconte-t-il. Il a donc créé et mis en place des cours pour les étudiants en médecine et les résidents, avec le soutien de son université, et propose une formation dans une clinique voisine où il pratique également des avortements. Le médecin a déclaré qu’un législateur de l’État avait fait pression sur les administrateurs de l’université pour qu'ils le licencient. En décembre, le gouverneur de l’Ohio a promulgué une mesure qui interdit aux médecins travaillant dans des institutions publiques de travailler comme médecins suppléants dans les cliniques d’avortement lorsque de rares complications surviennent. La clinique où travaille le Dr Reisinger-Kindle a intenté une poursuite pour bloquer la loi. «Il y a des jours qui sont certainement difficiles», se désole-t-il, mais les jeunes médecins désireux d'apprendre l'aident à tenir le coup. Le programme compte actuellement 24 résidents. Ils peuvent se retirer de la formation sur l’avortement, mais il précise que presque tous ont choisi de participer «au moins dans une certaine mesure». Il craint que davantage de restrictions sur l’avortement ne viennent, mais ajoute qu'«à long terme, je crois que nous allons y arriver. J’espère juste que mes élèves n’auront pas à en souffrir».

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