Association québécoise des pharmaciens propriétaires: «Notre inquiétude est que la loi 67 arrive trop vite»

L’entrée en vigueur prochaine du projet de loi 67 sur l’élargissement du rôle des pharmaciens, dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre et de refonte du modèle de rémunération, inquiète les pharmaciens propriétaires. Entrevue avec les deux têtes dirigeantes de l’Association québécoise des pharmaciens propriétaires (AQPP), dont le congrès se déroulait mi-novembre à Québec.Renforcer l’identité professionnelle des pharmaciens, forger l’avenir économique de la pharmacie, se réapproprier la gestion des médicaments de spécialité et lutter contre le dirigisme… Autant d’enjeux brûlants dont les pharmaciens propriétaires ont pu discuter et débattre lors des différentes conférences et ateliers. Profession Santé a profité de l’occasion pour interroger le président de l’association, Benoit Morin, ainsi que son vice-président exécutif et directeur général, Jean Bourcier, sur les grands défis qui les attendent.Vous avez dit être déçus de ne pas avoir été écoutés par le gouvernement dans l’élaboration du PL67. Sur quels points cette nouvelle loi ne correspond-elle pas à vos attentes?Benoit Morin : Il manque trois piliers principaux. La rémunération adéquate, la protection du droit de propriété et l’accessibilité à l’ensemble du dossier des patients et des médicaments qu’ils prennent. Un autre élément crucial est le contexte dans lequel tout cela va se déployer. Il faut impérativement une bonne coordination, et que les attentes des patients soient réalistes pour que les pharmacies ne soient pas submergées et paralysées, sinon la réponse ne sera pas la bonne.Quels sont vos objectifs en termes de rémunération?Benoit Morin : L’enjeu réside dans la capacité à innover, à s’organiser et à investir dans le personnel et les infrastructures. Aménager une pharmacie [pour les nouvelles activités professionnelles] nécessite 30 000 ou 40 000 $ de mise de départ – si on veut faire un peu plus et anticiper sur les années à venir, ça peut frôler les 100 000 $. C’est beaucoup de sous. Mais il faut le faire, car nous ne sommes pas adaptés pour le respect de la confidentialité, par exemple – on a des petits bureaux de consultation, et, même si certaines infirmières ont de grands bureaux, ils sont majoritairement occupés par les activités de vaccination. Le pharmacien a besoin de sa place aussi, pour des appareils, des otoscopes… Ça prend de l’investissement et donc une rémunération adéquate. Ça, c’est le pilier principal, et le gouvernement ne semble pas le comprendre.Jean Bourcier : La rémunération adéquate va permettre de financer les opérations courantes, comme de payer le personnel. La rémunération secondaire va venir soutenir la mise en place d’infrastructures capables de bien déployer le PL67, ce qui peut être fait via des programmes comme du financement particulier, des crédits d’impôt ou des subventions, par exemple.L’un de vos chevaux de bataille est aussi l’enjeu des médicaments de spécialité…Benoit Morin : Il ne faut pas minimiser leur impact dans les pharmacies communautaires, car ils sont une source de revenus importante. Les médicaments de spécialité prennent de plus en plus de place, et vont finir par remplacer les thérapies conventionnelles. C’est donc essentiel que ça revienne dans les pharmacies communautaires, qui sont capables de les servir. De plus, contrairement aux pharmacies de spécialité, nous avons une vue d’ensemble du dossier du patient.Jean Bourcier : Avec ces nouveaux médicaments, nous avons de plus en plus besoin d’une prise en charge holistique du patient, donc de tout ce qui concerne ses habitudes de vie, pas seulement d’une prise en charge du produit ou du traitement. Quelqu’un peut faire une infection urinaire, et avoir en même temps un problème d’hypertension et de migraine pour lequel il prend des médicaments. Pour pouvoir avoir cette vision plus large de la santé, on doit être capable d’avoir accès au produit et être sûr que nos patients ne sont pas dirigés ailleurs.Vous évoquez à ce sujet l’exemple des PPN (preferred provider networks), des réseaux de fournisseurs privilégiés qui cannibalisent le réseau selon vous et qui sont très présents dans le reste du Canada.Benoit Morin : Les PPN impliquent une entente entre des assureurs et des distributeurs à rabais pour diriger les patients vers des pharmacies en échange d’un prix plus bas. Ça prive les pharmaciens de clients et de revenus, et ça vient empêcher le patient de choisir son professionnel. C’est inacceptable. Le Québec a eu une réflexion avant-gardiste sur la protection du patient et le dirigisme, et je pense que le reste du pays se rend compte de la nécessité d’embrayer sur cette dynamique. On se prive de professionnels qui peuvent faire des activités cliniques en première ligne simplement pour favoriser le financement d’un assureur.Jean Bourcier : Il y a eu des abus ces dernières années, notamment en Ontario, de la part d’assureurs ou de détaillants – par exemple Manuvie, qui avait fait une entente avec le distributeur Loblaw pour les médicaments de spécialité, avant de se rétracter. Les patients avaient deux ou trois pharmacies différentes! On a aussi vu un tiers payeur qui augmentait ses frais transactionnels sans motif valable. Ces abus de pouvoir ont créé un certain réveil.Benoit Morin : Avec ce qui se passe actuellement, on n’est plus dans la prévention, mais dans le glissement. Le dirigisme est une méthode canadienne qu’on veut appliquer au Québec, malgré la loi, qui n’est pas respectée. Certains clients se sentent déjà sous pression de leur preneur de régime pour changer de pharmacie, au détriment de la relation thérapeutique. Le gouvernement a un levier d’action contre le dirigisme, via une modification réglementaire ou législative. Il a conscience de l’enjeu, mais on ne sent pas un engagement à vouloir régler la situation.Justement, la loi québécoise ne concerne ni les programmes de soutien aux patients ni les centres de perfusion…Jean Bourcier : La clé est là. Dans notre volumineux mémoire sur le PL67 remis au gouvernement, on offre énormément de pistes de solutions législatives ou réglementaires, car on est conscient de cet enjeu, et on sait que ça prend une volonté gouvernementale de venir encadrer cela.Benoit Morin : Rien dans le texte qui a été adopté ne fait référence à notre mémoire. Ça ne veut pas dire que le gouvernement n’est pas sensible à nos arguments. Mais visiblement pas assez pour les intégrer dans le projet de loi… Les négociations sont une chose, mais les médicaments de spécialité sont aussi une source de revenus qui contribue à la santé financière des pharmacies. Et ça ne coûte rien à Québec.L’un des autres éléments clés est la protection du droit de propriété et de l’indépendance professionnelle. Là aussi, observez-vous un glissement?Benoit Morin : Nous sommes convaincus que notre réseau est à une meilleure place que n’importe où dans le monde grâce au droit de propriété exclusif. Il faut préserver l’autonomie des pharmaciens, leur capacité à développer les officines pour répondre aux besoins des patients et pour leur offrir les nouveaux services, non pas des tiers qui n’ont pas les mêmes priorités. Car cette indépendance est en train de glisser tranquillement, même si on reste mieux positionnés que tous les autres réseaux de pharmacies d’Amérique du Nord.De même pour le prix usuel et coutumier1, qui est toujours challengé, car c’est un modèle unique – ailleurs, il y a des honoraires négociés avec les assureurs notamment. D’ailleurs, ces derniers ont abordé le sujet en commission parlementaire. Au Québec, c’est inscrit dans la loi et ça permet aux propriétaires de s’adapter en fonction de leur milieu, de leur marché, de leurs dépenses, etc. C’est une richesse. Et c’est un autre levier à la disposition du gouvernement pour garantir la santé financière des pharmaciens.Est-on finalement allé trop vite en besogne avec le PL67?Benoit Morin : Nous sommes enthousiastes et nous y croyons, mais les conditions gagnantes doivent être mises en place rapidement. Si la loi entre en application trop vite sans régler les enjeux d’abord, la charrue passera avant les bœufs. On n’aura pas deux chances avec ce projet de loi. La demande va être forte, et si on n’est pas là pour répondre présent, car on n’a pas les capacités, il va y avoir une grande déception et on va passer à côté de l’objectif. Mais il n’est pas trop tard.Ne craignez-vous pas que la mise en application prenne au contraire plusieurs années, comme pour la loi 41?Benoit Morin : Notre inquiétude, au contraire, est que la loi arrive trop vite. Si c’est en «début d’année», comme l’a affirmé la ministre Sonia LeBel, on a peur que personne ne soit prêt, que ce soit mal planifié, mal organisé – et que les enjeux ne soient pas tous réglés avant. Le printemps nous semble plus réaliste, d’autant que nos échanges avec le gouvernement ne vont pas vite. Pour la loi 41, on a pu retenir notre facturation, car la RAMQ n’avait pas programmé ses modalités de remboursement pour nos logiciels. Mais ce sera impossible avec la loi 67 : on ne pourra pas demander à 2000 pharmaciens de retenir autant de factures, au vu de leurs conditions financières actuelles.Jean Bourcier : On n’a pas encore vu les règlements associés au projet de loi. Le délai de publication des règlements est théoriquement de 45 jours, la probabilité que ça arrive début janvier me paraît faible.Les pharmaciens pourront-ils aller à leur rythme pour s’adapter aux nouvelles activités?Benoit Morin : La demande de la population va être là. Donc, il va y avoir une pression à s’organiser rapidement. Oui, chaque pharmacien va pouvoir aller à son rythme, mais à un moment donné, les besoins sont réels. D’où la nécessité que ce projet de loi soit bien coordonné.Jean Bourcier : En 2014, les pharmaciens avaient eu le temps de s’habituer à travailler autrement, d’intégrer des activités cliniques. Là, nous sommes ailleurs. Et la population aussi est habituée à ce que le pharmacien lui offre de nombreux services. La communication au public va donc être extrêmement importante, pour faire adhérer les patients à la prise de rendez-vous en officine, par exemple… Le problème, c’est que le gouvernement communique souvent mal.Dans quelle mesure sentez-vous qu’un changement s’opère chez les pharmaciens concernant la prise de rendez-vous?Benoit Morin : Pour la vaccination, la prise de rendez-vous est une évidence. Mais pour faire de l’accès adapté à la manière des médecins comme le veut le gouvernement, il faut avoir une chaîne de travail adaptée et pouvoir payer un pharmacien dédié aux rendez-vous. Mais nos membres ne sont pas très ouverts à cela parce qu’ils n’ont pas la capacité financière et les revenus adéquats pour le faire actuellement, car plusieurs sont aux prises avec une pénurie de main-d’œuvre. Même si on n’a pas le choix d’aller vers ça et d’adapter notre offre, on ne pourra pas recevoir tous les patients en accès adapté. L’intégration progressive du PL67 permettra aux pharmaciens de s’y préparer adéquatement.Justement, quelles solutions proposez-vous pour pallier la pénurie de main-d’œuvre? Faut-il plus d’admissions en pharmacie?Benoit Morin : Oui, mais il faut aussi former plus d’assistants techniques (ATP), de techniciens en pharmacie (TP) et de personnel de soutien. Ça passe aussi par régler la question des pharmaciens remplaçants : c’est l’enjeu majeur qui freine notre développement. Même si on a suffisamment de revenus pour les embaucher, va-t-on continuer de les payer toujours plus cher? D’autant que ça ne produit pas plus d’accès aux patients. Le fait que les remplaçants travaillent quand ils veulent met une pression sur les propriétaires, car si ces derniers n’en trouvent pas un pour travailler le soir par exemple, ils vont devoir réduire leurs heures d’ouverture.C’est pour ça que l’AQPP a lancé un grand diagnostic sectoriel de main-d’œuvre au travers d’un sondage, grâce auquel on va pouvoir établir les besoins réels actuels, et discuter en s’appuyant sur des données probantes.Jean Bourcier : Aujourd’hui, 7400 pharmaciens travaillent en pharmacie communautaire, propriétaires et salariés. Parmi eux, combien sont pharmaciens remplaçants? Et si ces remplaçants faisaient tous 32 heures par semaine en pharmacie, aurait-on les mêmes problématiques de rareté de main-d’œuvre? Je me demande si on est dans une pénurie aussi importante qu’on le pense. Peut-être que les agences de remplacement n’ont pas créé une part de rareté artificielle.1. Le prix le moins élevé exigé pour un produit donné dans une pharmacie donnée. En vertu du prix usuel et coutumier notamment, le pharmacien peut librement fixer ses prix de vente, tant qu’il ne discrimine pas entre les payeurs privés, avec ou sans tiers payant.* Les propos ont été adaptés par souci de clarté et de concision.

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