Une épidémie négligée: la carence en fer chez les patients chirurgicaux

Malgré l'abondance du fer sur Terre, la carence en fer (CF) représente un défi important et souvent sous-estimé dans les soins chirurgicaux, alors qu’elle peut avoir un impact profond sur les résultats des patients. Touchant environ 1,24 à 1,46 milliard de personnes dans le monde qui souffrent d'anémie ferriprive et probablement deux fois plus qui en souffrent sans anémie, cette affection a des conséquences importantes. Au Canada, 12,6% de la population souffre de carence en fer, avec des taux atteignant 21,3% chez les femmes en âge de procréer. Au-delà de l'anémie, la CF elle-même provoque des symptômes débilitants tels que la fatigue, une tolérance réduite à l'exercice, une concentration diminuée, un déclin cognitif et la dépression; symptômes qui ont tous un impact considérable sur la qualité de vie et la capacité de récupération après une intervention chirurgicale.La carence en fer préopératoire est extrêmement fréquente, touchant 30 à 40% des patients subissant une intervention chirurgicale majeure, un taux nettement supérieur à celui de la population générale. Au-delà de l'hémoglobine: le rôle crucial de la ferritine dans le diagnosticHistoriquement, le taux d'hémoglobine (Hb) a été la principale mesure utilisée pour dépister l'anémie, avec des seuils standard définissant la condition (inférieur à 130 g/L pour les hommes, et à 120 g/L pour les femmes). Cependant, se fier uniquement à l'Hb est insuffisant pour évaluer le véritable statut en fer d'un patient. La CF constitue un spectre, qui commence par une diminution des réserves en fer qui altère la fonction mitochondriale, le métabolisme cellulaire et la fonction tissulaire bien avant que le taux d'Hb ne baisse suffisamment pour diagnostiquer une anémie. Les patients peuvent souffrir des conséquences de la CF, telles qu'une mauvaise cicatrisation des plaies, une fonction immunitaire réduite et une diminution de la tolérance à l'effort, même avec un taux d'Hb apparemment normal. À consulter: Calories, vitamines et supplémentsDe nouvelles données suggèrent que même des taux d'Hb limites (par exemple, 120-129 g/L chez les femmes) sont associés à des risques postopératoires accrus par rapport à des taux plus élevés, ce qui remet encore plus en question les seuils conventionnels d'anémie dans le contexte chirurgical.Un diagnostic précis nécessite donc d'aller au-delà de l'Hb pour examiner les marqueurs du stockage du fer. La ferritine sérique est un indicateur clé, qui sert de référence pour les réserves de fer de l'organisme. Cependant, l'interprétation des taux de ferritine doit être faite avec prudence, car la ferritine est un réactif de phase aiguë. L'inflammation, fréquente chez les patients chirurgicaux en raison de pathologies sous-jacentes ou de la réponse au stress chirurgical, peut augmenter artificiellement les taux de ferritine, masquant ainsi une véritable carence en fer. Par conséquent, un dépistage complet doit inclure l'Hb, la ferritine et le coefficient de saturation de la transferrine (CST), qui indique la disponibilité du fer pour le transport. Pour un diagnostic précis, en particulier en cas de suspicion d'inflammation (souvent indiquée par une protéine C-réactive supérieure à 5 mg/L), il est essentiel d'ajuster les seuils. Les lignes directrices recommandent ainsi de diagnostiquer une carence en fer lorsque le taux de ferritine est inférieur à 30 µg/L en l'absence d'inflammation, mais d'utiliser un taux de ferritine inférieur à 100 µg/L associé à une CST inférieure à 20% en cas d'inflammation avérée ou suspectée. Cette approche nuancée permet d'éviter les erreurs de diagnostic chez les patients présentant une «carence fonctionnelle en fer», où les réserves en fer peuvent sembler adéquates (ferritine normale ou élevée), mais où le fer est séquestré et indisponible en raison d'une inflammation (CST faible).À lire aussi: Carence en fer et anémie: les connaissez-vous bien?Optimisation des résultats: stratégies de traitement et gestion du sang des patientsL'identification et le traitement de la carence en fer avant l'opération constituent la pierre angulaire de la gestion du sang des patients (GSM), une approche moderne, centrée sur ces derniers, fondée sur des preuves, qui vise à gérer le sang du patient, à minimiser les pertes et à optimiser sa tolérance physiologique à l'anémie. Le traitement de la carence en fer permet de s'attaquer directement à une cause majeure et réversible de l'anémie périopératoire et des risques qui y sont associés. Les suppléments de fer oraux traditionnels (sels ferreux) présentent des limites importantes dans le contexte chirurgical, notamment une mauvaise absorption (environ 10%), des effets secondaires gastro-intestinaux importants qui nuisent à l'observance (jusqu'à 70% des patients) et une inefficacité en cas d'inflammation due au blocage de l'hepcidine. De plus, ils nécessitent quatre à huit semaines pour être reconstitués, ce qui dépasse souvent la fenêtre préopératoire disponible.Les formulations modernes de fer administrées par voie intraveineuse (comme le carboxymaltose ferrique, le dérisomaltose ferrique) offrent des avantages significatifs. Elles contournent les limites de l'absorption intestinale, reconstituent rapidement les réserves même en cas d'inflammation et permettent une supplémentation en une seule dose avec un bon profil de sécurité. Des études montrent que l'administration préopératoire de fer par voie intraveineuse (IV) augmente efficacement le taux d'hémoglobine, réduit les besoins en transfusion de 30% à 40% et améliore les résultats fonctionnels. À lire aussi: Anémie ferriprive: un traitement oral approuvéLe fer par IV est recommandé lorsque le temps est limité (moins de quatre semaines avant l'intervention chirurgicale) ou lorsque l'anémie est modérée à sévère. De nouveaux agents oraux tels que le fer sucrosomial, qui utilisent des voies d'absorption alternatives moins affectées par l'hepcidine, sont également prometteurs et peuvent être équivalents au fer IV dans certains cas.La mise en œuvre d'un dépistage systématique des carences en fer (à l'aide des taux d'hémoglobine, de ferritine, de CST et de la protéine C-réactive) et de protocoles de traitement dans le cadre des programmes de GSM au moins 30 jours avant l'intervention chirurgicale apporte des avantages considérables. Cela réduit le besoin de transfusions sanguines allogéniques (qui comportent des risques de modulation immunitaire, d'infection et d'augmentation de la mortalité), diminue les taux d'infection, raccourcit les séjours à l'hôpital, améliore la cicatrisation des plaies, favorise la récupération fonctionnelle, réduit la fatigue et, en fin de compte, permet de réaliser des économies nettes importantes malgré l'investissement initial. Le dépistage universel, utilisant des seuils appropriés de ferritine/CST, est une intervention de grande valeur, essentielle pour optimiser les soins chirurgicaux à l'ère moderne.Le Dr Duncan Rozario est chirurgien généraliste à Oakville, en Ontario, conférencier pour Solventum (anciennement 3M) et consultant médical pour Sigma Life Sciences.

Une épidémie négligée: la carence en fer chez les patients chirurgicaux

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Catégories connexes