Quand la politique et les émotions s’invitent dans le débat scientifique

J’aime bien écouter le téléjournal en préparant le repas. Par un soir de mai 2024, j’ai cependant failli m’étouffer avec ma gorgée d’apéro en entendant le ministre fédéral de la Santé, Mark Holland, désavouer en mêlée de presse les lignes directrices provisoires sur le dépistage du cancer du sein du Canadian Task Force on Preventive Healthcare(ou Groupe d’étude canadien sur les soins de santé préventifs, GECSSP), et ce, moins de 24 heures après leur sortie. Non seulement il s’est dit en désaccord avec les conclusions du groupe en leur reprochant de «ne pas recommander la mammographie entre 40 et 50 ans» (ce n’est pas du tout la conclusion du GECSSP), mais il en rajouté en demandant à sa collègue et administratrice en chef de la santé publique, la Dre Theresa Tam, de mandater des experts pour revoir les lignes directrices. La Dre Tam ne semble toujours pas avoir donné suite à sa demande, heureusement pour l’indépendance scientifique du GECSSP. J’aime bien la médecine basée sur les données probantes. C’est devenu pour moi une passion éveillée lors d’un stage d’une semaine à l’Université McMaster en 2012, et répété en 2019. McMaster, c’est le berceau canadien (mondial?) de la médecine factuelle (evidence-based medicine). Il ne faut surtout pas parler de temple ou de Vatican en parlant de McMaster, car les disciples de la médecine factuelle détestent les dogmes et favorisent le développement de l’esprit critique. Lors de ces ateliers, j’ai pu bénéficier des enseignements de la Dre Guylène Thériault. Médecin de famille et enseignante du réseau de l’Université McGill. La Dre Thériault est reconnue par ses pairs pour sa rigueur, son plaidoyer pour les patients et un système de santé efficient. On m’avait informé, à l’automne dernier, que c’est elle qui était à la barre du navire GECSSP et j’avais entendu dire qu’elle subissait toutes sortes de pressions pour accélérer ses travaux depuis la sortie des lignes directrices américaines sur le dépistage du cancer du sein. Je savais aussi que la Dre Thériault s’était entourée d’une solide équipe d’épidémiologistes, radiologiste, oncologue, patients partenaires etc. pour livrer son travail. À la sortie de leurs lignes directrices, fin mai 2024, malgré mes compétences acquises au fil des ans en lecture critique, je me serais bien gardé de commenter à chaud leurs conclusions sans avoir pris le temps de bien les étudier. Mais le ministre Holland semblait avoir une opinion bien tranchée sur les conclusions et même sur la compétence du GECSSP. Pourtant, on m’a assuré cette semaine qu’il avait eu accès aux lignes directrices 24 heures avant leur sortie. Il a dû lire beaucoup durant la nuit… Il faut savoir que la pression était forte sur le GECSSP pour abaisser l’âge des mammographies de routine à 40 ans. Le cousin américain du GECSSP, le US Task Force, avait recommandé un an auparavant d’abaisser à 40 ans l’âge du dépistage de routine et le gouvernement Ontarien a emboîté le pas à l’automne 2023 en annonçant qu’il revoyait son programme de dépistage. Je ne veux pas mener ici un débat de chiffres. Des milliers de pages peuvent s’écrire dans le domaine du dépistage. Sans verser trop non plus dans la philosophie, disons que l’être humain semble avoir un biais cognitif lorsqu’il réfléchit au cancer. Les bénéfices du dépistage sont souvent surestimés aux dépens des actions préventives qui offrent des possibilités beaucoup plus grandes. Si la prévention peut s’associer avec certains efforts et investissements pour nos gouvernements et pour la population, les bénéfices peuvent être énormes. Le dépistage, quant à lui, offre une réassurance en offrant la «chance» de révéler le cancer à un stade préclinique. Si le dépistage, indéniablement, révèle les cancers plus tôt, ses impacts sur la mortalité par cancer sont beaucoup plus modestes et sur la mortalité toutes causes… alors là, à part pour le cancer colorectal, les impacts sont loin d’être convaincants, si tant est qu’ils existent. Mais concentrons-nous sur cette question: y-a-t-il un bénéfice à commencer le dépistage du cancer du sein à 40 ans et non à 50 ans chez les femmes présentant un risque moyen? Grâce à une modélisation, le GECSSP a pu répondre à cette question, à hauteur d’un peu moins de 1 décès par cancer du sein évité par 1000 femmes dépistées. Ce que les lignes directrices du GECSSP ont le mérite de faire, c’est aussi de présenter de façon factuelle les risques associés au dépistage. Parce qu’il y en a: investigations complémentaires inutiles et anxiogènes, biopsies et surdiagnostic. Ces risques ont été représentés de façon graphique par le GECSSP pour permettre aux patientes de 40 à 50 ans de faire un choix éclairé. La recommandation finale du GECSSP n’est donc pas de déconseiller le dépistage (comme on a malheureusement pu l’entendre), mais plutôt de partager la décision avec les patientes, en tenant compte des valeurs et préférences de chacune. La réponse des détracteurs ne s’est pas fait attendre… Dans une lettre ouverte, les auteurs (A. Wilkinson, J. Seely, M. Rushton et S. Duhaime) écrivent: «Cette décision nous laisse perplexes et nous semble dangereuse, puisque la détection précoce est un élément essentiel de la lutte contre le cancer du sein.»Plus loin, ils ajoutent: «En appliquant un modèle unique, le Groupe s’abstient d’informer les femmes de leur risque individuel et leur refuse l’accès à des dépistages qui pourraient leur sauver la vie.»Là, les bras m’en sont tombés… D’abord, il faut savoir que les Dres Jean Seely et Anna Wilkinson ont toutes les deux cosigné la revue systématique sur laquelle se base le GECSSP. Mais surtout, comment deux femmes de science peuvent formuler que le groupe REFUSE le dépistage alors que la recommandation est d’informer les patientes entre 40 et 49 ans, puis de respecter leur choix de dépister ou non. Aucune mammographie ne sera refusée à une patiente après une discussion éclairée. Nous sommes en présence d’un argumentaire pour le moins émotif. Dans cette même lettre, on retrouve une série de mots tels que «fallacieux», «dangereux», «indéniable», «réduire les souffrances», «simplisme alarmant», «sauver des vies» et autres expressions faisant appel aux émotions plutôt qu’à la raison. À lire aussi: Lettre ouverte | Nouvelles lignes directrices sur le dépistage du cancer du sein: rétablissons les faitsMais il y a pire… On peut pardonner à certaines femmes ayant lutté contre un cancer du sein de s’être emportées sur les médias sociaux, mais la Dre Thériault et le GECSSP ont tout de même dû faire face à des accusations de gaspiller les fonds publics ou d’entraîner la mort et des souffrances pour des centaines de Canadiennes. Un organisme à but non lucratif, «Dense Breasts Canada», vient de lancer une pétition pour «arrêter les souffrances et les morts inutiles» et «adresser la position anti-dépistage du task-force». Il serait facile d’entrer dans ce combat d’arguments émotifs et politiques. On pourrait même étendre la discussion sociale jusqu’à aborder les impacts délétères pour le réseau de santé de dépister systématiquement (sans les informer) toutes les femmes de 40 ans et plus. Avec 368 imageries complémentaires et 55 biopsies complémentaires par 1000 mammographies réalisées, pour un bénéfice d’un peu moins d’un décès par cancer du sein épargné, on peut dire qu’il y a risque d’encombrement du système qui est déjà passablement en surchauffe et mis à mal ces derniers temps. Je ne m’aventurerai pas non plus sur les biais commerciaux qui peuvent s’associer à la véritable industrie qu’est devenue l’imagerie médicale en 2024.Heureusement, nous n’avons pas tant besoin d’entrer dans toutes ces épineuses questions éthiques, ni d’utiliser la voie émotive pour débattre, puisque les recommandations du GECSSP ne sont pas de DÉCONSEILLER ni de CONSEILLER le dépistage, mais plutôt de présenter l’information aux patientes et de les accompagner dans leur choix. Ces recommandations sont basées sur un processus scientifique rigoureux dirigé par une médecin de famille qualifiée en médecine basée sur les données probantes qui s’est entourée d’une équipe diversifiée, ainsi que de patientes partenaires. Vous voulez débattre avec le groupe? Les recommandations sont provisoires et ouvertes pour commentaires jusqu’au 11 juillet 2024. Faites-le en utilisant des arguments rationnels, factuels et scientifiques. Parce que si on laisse les émotions et la politique s’inviter dans chaque discussion scientifique, on risque de faire de bien mauvais choix. Pour en savoir plus:https://canadiantaskforce.ca/guidelines/published-guidelines/breast-cancer-update-2024/

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Derrière ce blogue:

Mathieu Pelletier

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