Médecins détestables, équipes fragilisées: repenser la culture du respect

Dans les couloirs des hôpitaux comme dans les cliniques de première ligne, il arrive que la tension dépasse l’état de fatigue ou le niveau de stress. Une remarque sèche, un ton qui monte, un collègue qui impose son autorité ou coupe la parole: ces incidents, souvent banalisés, laissent pourtant des traces durables au sein des équipes soignantes. Or, si tout le monde en a été témoin un jour ou l’autre, peu savent comment y réagir sans envenimer la situation.C’est précisément pour combler ce vide qu’Allen M. Chen, radio-oncologue à l’Université de Californie à Irvine, a voulu dresser un portrait objectif de la situation. Dans sa revue systématique publiée en septembre dans le Journal of Healthcare Risk Management, le médecin souligne que «le maintien d’une culture de respect et de responsabilité est essentiel à la réussite des organisations de santé», mais que les solutions concrètes pour y parvenir restent rares. L’auteur rappelle qu’au moins 77% des professionnels de la santé ont déjà observé un comportement perturbateur de la part d’un médecin, le plus souvent un abus verbal envers un collègue. Selon une enquête de l’American College of Physician Executives, plus de 70% des médecins affirmaient être témoins d’un tel comportement au moins une fois par mois, tandis que 10% disaient en observer chaque jour. Ce phénomène, conclut le Dr Chen, est «à la fois envahissant et préoccupant».À consulter: L’alexithymie: pourquoi certaines personnes ne comprennent pas leurs émotionsSon étude visait à identifier des stratégies efficaces pour corriger ces comportements. Les 11 publications qu’il a retenues (parmi les 2970 examinées) provenaient d’hôpitaux universitaires, de centres hospitaliers privés et d’un établissement militaire. Quatre thèmes majeurs se dégagent: la définition claire des attentes professionnelles, l’analyse du climat organisationnel, l’implication des pairs et la formation axée sur les compétences relationnelles.Ces travaux permettent d’esquisser un profil type du professionnel perturbateur. Il s’agit plus souvent d’un homme, en poste depuis plusieurs années, occupant une fonction de pouvoir ou de forte autonomie. Les comportements les plus fréquents: ton condescendant, refus de coopérer, colère en public, langage méprisant ou gestes d’intimidation. D’autres se manifestent sous des formes plus insidieuses – silence, retrait, sarcasme –, mais leur impact sur le climat de travail n’en est pas moindre.L’American Medical Association, citée dans l’étude, définit ces agissements perturbateurs comme «tout acte personnel, verbal ou physique, ayant le potentiel de nuire aux soins ou à la collaboration au sein de l’équipe». Le Dr Chen souligne que le terme «perturbateur» recouvre «un large spectre d’offenses, allant du manquement mineur au comportement franchement agressif».Dans le même ordre d'idée: Un incident hospitalier sur dix serait dû à un problème de communication, selon une nouvelle étudeDes programmes qui font la différenceQuelques initiatives décrites dans la revue montrent qu’une approche structurée peut réellement modifier les comportements. Le Co-worker Observation Reporting System (CORS) de l’Université Vanderbilt (à Nashville) repose, par exemple, sur le signalement par les pairs. Un collègue formé rencontre le médecin concerné pour lui faire part des observations reçues. Résultat: 71% des cliniciens ciblés ne récidivent pas dans l’année suivante, et seuls 3% présentent une récurrence au-delà de trois signalements.Autre outil probant, testé dans le Tennessee et en Virginie, le Program for Distressed Physicians (PDP), qui combine formation à l’intelligence émotionnelle, gestion du stress et communication empathique: 24 médecins sur 28 y ont amélioré leur comportement selon des évaluations avant-après. De son côté, le programme Effective Coping and Communication Skills (ECCS), fondé sur trois journées intensives suivies de séances de renforcement, a permis à 46 participants de réduire significativement leur épuisement professionnel et d’accroître leur sentiment de maîtrise émotionnelle.Ces initiatives montrent qu’il est possible de corriger sans punir, à condition de miser sur la conscience de soi et la responsabilisation. Comme le résume le Dr Chen, «les comportements inappropriés des médecins, tels qu’ils sont observés par leurs pairs, peuvent être positivement modifiés par l’éducation».Les ressorts d’une culture permissiveSi les solutions existent, leur mise en œuvre demeure inégale. «Au cœur du problème, écrit le radio-oncologue, se trouve le manque d’aisance des dirigeants à affronter les inconduites.» Dans une enquête citée dans son article, seuls 17% des cadres médicaux masculins et 11% des cadres féminins se sentent «bien préparés» à intervenir. Le chercheur y voit une faiblesse systémique: la peur du conflit, la crainte du litige et un favoritisme implicite envers les médecins les plus rentables.Certains milieux développent ce que le Dr Chen appelle une «pathologie organisationnelle silencieuse», faite d’intimidations subtiles et d’évitement. Cette tolérance alimente un sentiment d’impunité et fragilise la sécurité des soins. «Sans discipline efficace ni processus de remédiation, prévient-il, les organisations souffrent d’une baisse de moral, d’une productivité réduite et d’un risque accru de litiges.»L’auteur propose plutôt d’instaurer un cercle vertueux où la discipline devient un levier d’apprentissage collectif: • fixer des règles de conduite claires et connues de tous; • garantir un système de signalement sans représailles; • offrir des formations ciblées en communication, empathie et leadership; • impliquer les pairs dans la démarche de rétroaction.«La discipline évoque trop souvent la punition, note le Dr Chen. Or, l’enjeu est d’abord de bâtir une culture d’apprentissage et de prévention.»Lire aussi: L’art de gérer une clinique médicale, tout en restant zenRepenser nos réflexes collectifsL’étude ne livre pas de solution unique, mais invite chaque organisation à un examen de conscience: que tolère-t-on encore sous couvert d’expertise ou de rendement? Intervient-on dès les premiers signes de tension? Offre-t-on un espace de dialogue avant que le conflit ne s’enkyste?Au-delà des chiffres, la réflexion est universelle. Comme l’écrit le Dr Chen, «la civilité n’est pas un luxe moral, c’est une condition de sécurité et de performance». Pour les médecins, la maîtrise technique ne suffit plus: la compétence relationnelle devient un pilier de la qualité des soins prodigués en équipe interdisciplinaire. Dans un milieu où l’exigence et la pression ne disparaîtront pas, apprendre à reconnaître – ou à prévenir – ses propres débordements demeure peut-être la forme la plus lucide de professionnalisme.RéférenceChen AM. Evidence-based framework for the management of disruptive physician behavior. J Healthc Risk Manag. 2025;11111. https://doi.org/10.1002/jhrm.70010

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