Accès en première ligne: quand l’attente reflète des inégalités sociales

Les délais d’accès en première ligne ne sont pas qu’une affaire d'accessibilité des médecins de famille ou d’organisation des soins et des services. Ils touchent différemment les patients selon leurs caractéristiques sociales et leur état de santé. C’est ce que montre une étude publiée dans le Canadian Family Physician, qui met en évidence «des disparités persistantes dans l’accès aux soins primaires». Elle éclaire un angle rarement documenté au Canada: les patients racisés, moins scolarisés ou non inscrits auprès d’un professionnel de la santé sont les plus susceptibles d’attendre un mois ou davantage pour obtenir un rendez-vous.Les auteurs rappellent que les délais d’accès peuvent entraîner des pertes de chances importantes, notamment pour les patients vivant avec des maladies chroniques, pour qui «des temps d’attente prolongés peuvent mener à des occasions manquées de traitement efficace». Ils soulignent aussi que ces délais demeurent un enjeu majeur de santé publique, alors que seuls 41% des adultes au pays obtiennent un rendez-vous le jour même ou le lendemain lorsqu’ils sont malades. Leur objectif était donc clair: utiliser les données pancanadiennes les plus complètes pour examiner comment les déterminants sociaux et de santé influencent l’attente entre la prise de rendez-vous et la consultation.À consulter: Les préjugés aux urgencesPour répondre à cette question, les chercheurs ont analysé trois itérations de l’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes, soit 2015, 2016 et 2019. L’échantillon pondéré regroupait 9,38 millions d’adultes, avec des données complètes sur l’état de santé, le niveau de scolarité, l’appartenance raciale et la présence ou non d’un prestataire de soins régulier.Les résultats sont sans équivoque. Les patients ayant un diplôme d’études secondaires présentent un risque accru d’attendre un mois ou plus pour une consultation en première ligne, comparativement à ceux ayant une formation postsecondaire (adjusted Odds Ratio [aOR] 1,1; intervalle de confiance [IC] à 95% 1,01 à 1,23). Les différences selon l’appartenance raciale apparaissent nettement: les personnes asiatiques (aOR 1,42; IC à 95% 1,20 à 1,67) et les personnes noires (aOR 1,57; IC à 95% 1,16 à 2,13) sont plus susceptibles d’être confrontées à ces délais que les personnes blanches. L’absence d’un prestataire de soins régulier constitue un déterminant majeur (aOR1,47; IC à 95% 1,27 à 1,71), tout comme la multimorbidité des répondants (aOR 1,11; IC à 95% 1,01 à 1,21). Un résultat contre-intuitifFait surprenant, les répondants se déclarant en «excellent» état de santé présentent eux aussi un risque légèrement accru d’attendre un mois ou plus (aOR 1,10; IC à 95% 1,02 à 1,19), indépendamment des autres caractéristiques sociodémographiques. En revanche, le revenu, la santé mentale et l’orientation sexuelle ne prédisaient pas significativement les délais.Ces associations demeuraient relativement stables d’une année à l’autre, mais l’étude comporte certaines limites. Les données sont autodéclarées, les cycles d’enquête commencent à dater et il est impossible d’inférer un lien de causalité. En outre, les auteurs notent que leurs estimations sont «probablement conservatrices», notamment en raison de la réduction de l’échantillon liée aux réponses incomplètes et de l’absence d’information sur le milieu de pratique ou la répartition géographique des participants.À lire aussi: Le niveau de scolarité a un impact majeur sur la santé des gensL’étude ouvre cependant des pistes claires. Les auteurs rappellent que la réduction des délais en première ligne dépend autant de l’organisation clinique que de la capacité à cibler les groupes les plus exposés. Ils citent plusieurs avenues: modèles interprofessionnels, stratégies d’accès amélioré et interventions centrées sur les populations vulnérables. «Les déterminants sociaux et de la santé doivent être intégrés à la refonte de l’accès en première ligne», concluent-ils, faute de quoi les inégalités documentées risquent de persister, voire de s’accentuer.Des écarts potentiels, mais invisiblesAu Québec, il demeure impossible de vérifier si les écarts observés à l’échelle nationale touchent davantage certains groupes. Les indicateurs officiels portent surtout sur les volumes de rendez-vous et les délais globaux, sans ventilation sociodémographique. Seules certitudes: selon l’Institut canadien d’information sur la santé, seuls 24% des adultes québécois obtiennent un rendez-vous le jour même ou le lendemain lorsqu’ils sont malades, une proportion inférieure à la moyenne canadienne. Par ailleurs, environ 20% de la population n’est pas inscrite auprès d’un médecin de famille, ce qui confère un rôle central aux guichets d’accès à la première ligne - les fameux GAP - et au service Rendez-vous santé Québec (RVSQ). Ces dispositifs améliorent l’accès pour une partie des patients, mais leurs règles de priorisation peuvent, en l’absence de surveillance fine, reproduire les écarts mis en lumière par l’étude.Au-delà des constats statistiques, cette étude invite à une vigilance clinique. Derrière un même motif de consultation, tous les patients n’ont pas vécu la même trajectoire d’accès. Certains ont franchi plusieurs barrières invisibles avant d’arriver en salle d’examen. D’autres ont renoncé, ou se sont présentés tardivement, faute d’avoir trouvé une porte ouverte. Reconnaître ces parcours inégaux, et les rendre visibles, pourrait devenir un levier essentiel pour renforcer l’équité au cœur de la première ligne.

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