Quand la chaîne de travail s’adapte aux patients en sevrage

«Je suis le premier arrivé à ma pharmacie le matin. Malgré ça, j’attends quand même 45 minutes à une heure pour recevoir ma médication. Il faut que je prenne ma méthadone. Et pourtant, on me sert souvent en dernier.»Le vécu de ce patient, rapporté par le pharmacien Victor DeSousa, n’aurait rien d’exceptionnel. Pour de nombreuses personnes en sevrage d’opioïdes, ou d’autres drogues, la pharmacie n’est pas un lieu de passage ponctuel. C’est un arrêt quotidien, parfois sur plusieurs mois, voire pendant des années. Quand la chaîne de travail n’est pas pensée pour cette réalité, le traitement devient plus difficile à maintenir dans la durée - même lorsqu’il est tout à fait adapté.À l’origine du service mis progressivement en place par Victor DeSousa à partir de 2021, il n’y a ni plan d’affaires ni projet mûri de longue date. Juste une rencontre, et un malaise. «On n’offrait pas ces traitements-là à ce moment-là. J’ai dit à ce patient: reviens nous voir dans une semaine, on va s’essayer.»Copropriétaire d’une succursale Brunet dans le Centre-Sud de Montréal, au confluent du Village et de la place Émilie-Gamelin, le pharmacien reconnaît qu’il connaissait mal l’univers des traitements de substitution. Il se documente, échange avec les organismes communautaires du quartier et observe. Rapidement, un constat s’impose. Dans ce secteur où se concentrent itinérance, consommation et précarité, un besoin clair existe - et il dépasse la seule question des molécules.Face à ce constat, Victor DeSousa comprend qu’il ne s’agit pas simplement d’ajouter un service de plus. Il faut changer de logique. «Si on sert ces patients-là comme Monsieur Madame tout le monde, le traitement ne tient pas», affirme-t-il. Pour des personnes appelées à se présenter à la pharmacie chaque matin, les règles habituelles montrent vite leurs limites. L’enjeu n’est pas l'ordonnance elle-même, mais la manière dont elle s’insère dans un rythme de vie déjà fragile.La première adaptation est organisationnelle. Elle se joue en amont, avant l’ouverture. «Ce sont des patients qui viennent tous les jours. Donc on s’assure que leur médication est déjà prête. Tout est préparé à l’avance.» Les ordonnances sont renouvelées, les doses vérifiées, les préparations planifiées par blocs. À 8 heures, lorsque la porte s’ouvre, les traitements sont prêts. «Cette anticipation change tout», insiste le pharmacien. Elle évite l’attente inutile, réduit les tensions au comptoir et permet d’intégrer ces passages dans la chaîne de travail, sans les subir ni les improviser.La réorganisation se prolonge dans l’espace même de la pharmacie. Une entrée distincte a été aménagée, à proximité du comptoir, pour les patients sous traitement de substitution. Un choix souvent mal compris. «Ce n’est pas pour les cacher», assure le professionnel. «C’est pour les servir en priorité.» Les intéressés demeurent libres de passer par le comptoir principal. L’entrée dédiée leur offre une option mieux adaptée à leur situation. L’objectif: fluidifier l’accès au traitement, sans stigmatiser, et reconnaître que ces passages répétés ne peuvent être gérés comme une visite occasionnelle.À lire aussi: Comment gagner du temps en pharmaciePrioriser sans désorganiserPar ricochet, ce réaménagement permet une priorisation ciblée, quand la situation l’exige. «Quand ils passent par cette entrée-là, on se retire de la chaîne de travail. On les sert en deux ou trois minutes. Ensuite, ils repartent et nous, on retourne à nos autres tâches.» Les pharmaciens peuvent intervenir directement, évaluer l’aptitude à recevoir la dose, répondre à une question au besoin, puis reprendre le cours normal des activités. Cette priorité ponctuelle ne vise pas à bousculer l’ensemble des opérations, mais à éviter que des passages répétés et attendus ne deviennent une source de friction - pour le patient, les autres clients comme pour l’équipe.Avec le temps, les effets de cette réorganisation se font sentir. «On a des patients pour qui ça va très bien depuis deux ou trois ans», observe Victor DeSousa. La régularité des passages s’installe, les ruptures se raréfient, certaines situations se stabilisent. Pour quelques uns, l’évolution va plus loin avec une fréquence des visites réduite, un traitement ajusté voire un logement retrouvé. Sans promesse de trajectoire linéaire, la continuité offerte par la pharmacie devient un point d’ancrage. Un repère fiable, là où, auparavant, tout reposait sur des ajustements au coup par coup.Dans la communauté, cette évolution est clairement perceptible, confirme Émilie Roberge, coordonnatrice de l’équipe de proximité de Spectre de rue, un organisme de réduction des méfaits qui chapeaute notamment un site d’injection supervisée sur la rue Ontario. «Beaucoup de personnes qui fréquentent nos services vont à cette pharmacie-là. Elle est reconnue pour offrir des services adéquats, adaptés aux populations qui consomment.»Un partenaire identifié sur le terrainPour les intervenants, cette reconnaissance se mesure à la fréquentation, à la confiance qui s’installe et à la facilité de travailler avec un partenaire identifié et disponible. «Pour nous, ça facilite énormément le travail sur le terrain», résume-t-elle, évoquant les échanges réguliers avec Victor DeSousa lorsque des ajustements sont nécessaires.À lire aussi: Trouble lié à la consommation d'alcool: les pharmaciens, des alliés clésAu-delà de l’organisation, l’enjeu est aussi relationnel. «J’ai accompagné des gens dans des pharmacies où ils n’arrivaient même pas à parler aux pharmaciens. Les employés avaient peur, se sentaient intimidés. Ça se passait mal, et parfois, les personnes se faisaient barrer», raconte Émilie Roberge. À l’inverse, un service pensé pour cette clientèle permet de créer des expériences positives avec un maillon du réseau de la santé. «Quand les services sont adaptés, ça facilite l’adhésion au traitement.» Une dynamique qui ouvre la porte à d’autres soins et à la reprise graduelle de démarches de suivi et de prévention.Cette relation de confiance permet aussi d’intervenir au-delà du sevrage. «Ce sont souvent des choses simples, mais urgentes», souligne Victor DeSousa, évoquant la contraception d’urgence, la prophylaxie post-exposition aux ITSS, le traitement de la gale, des poux ou encore la cessation tabagique. «Quand un intervenant nous appelle pour dire qu’un patient arrive, on s’ajuste et on règle la situation.» Un rôle de pivot discret, mais déterminant, dans des parcours de soins souvent morcelés.Des réticences encore bien présentesCette implication ne va pas de soi pour toutes les pharmacies. Victor DeSousa le constate sur le terrain. «Il y a encore beaucoup de réticence à servir cette clientèle», observe-t-il, rappelant que l’Ordre des pharmaciens du Québec a dû réitérer en décembre 2024 ses attentes à l’égard de ses membres. Offrir des traitements de substitution ou accompagner des patients en grande précarité demeure exigeant. Cela suppose du temps, de la formation, une équipe volontaire et une capacité à composer avec des situations parfois complexes. «Ce n’est pas juste une question de molécules. C’est une question de posture professionnelle», résume le pharmacien, qui insiste sur l’importance du non-jugement et de la continuité.Sur le même sujet: Dépendance et toxicomanie: pourquoi les médecins sont-ils généralement réticents à intervenir?Sans être le moteur du projet, la dimension économique n’en est pas absente. «Il faut aussi que ça fonctionne», reconnaît le propriétaire. Chaque supervision quotidienne d’un traitement agoniste aux opioïdes est rémunérée 15$. Pour certains patients, un volet d’approvisionnement plus sécuritaire peut s’y ajouter, autour de 10$ par jour. À raison de plusieurs patients suivis quotidiennement, les montants deviennent vite significatifs. «Ce n’est pas marginal», souligne Victor DeSousa, y voyant une raison de plus de déconstruire une idée persistante: répondre à des besoins complexes n’est pas incompatible avec la viabilité d’une pharmacie.Pour lui, l’expérience vécue dans sa pharmacie illustre surtout ce que peut être une pratique ancrée dans son milieu. «On parle beaucoup de pharmacie communautaire, mais la communauté, ce sont aussi les personnes les plus marginalisées.» Dans le Centre-Sud, le service qu’il a mis en place ne règle pas tout. Mais il comble un angle mort. Et rappelle qu’une pharmacie peut être bien plus qu’un point de dispensation. Elle peut également être un lieu d’accès, de continuité et, parfois, de stabilisation.

Quand la chaîne de travail s’adapte aux patients en sevrage

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Catégories connexes