Crise des opioïdes: le Québec n’est plus épargné

Une étude publiée le mois dernier dans la revue Drug and Alcohol Review vient confirmer les cris d’alarme lancés depuis des mois par les organismes communautaires et des médecins d’urgence. Et ses conclusions sont inquiétantes. «Les taux de mortalité liés aux drogues — opioïdes et stimulants — ont augmenté significativement au Québec depuis 2021. Ils ont atteint un pic en 2020 et depuis, ils demeurent élevés», résume la Dre Julie Bruneau, médecin spécialiste en toxicomanie au Centre hospitalier universitaire de Montréal (CHUM) et coautrice de l’étude. Les chercheurs estiment ainsi que «le Québec pourrait se trouver dans les premiers stades d’une évolution vers des taux durablement plus élevés — et potentiellement croissants — d’intoxications mortelles par les drogues, comme cela s’est produit dans d’autres provinces canadiennes», notamment en Colombie-Britannique et en Ontario où la crise des opioïdes fait des ravages depuis des années. «C’est difficile de prédire l’avenir, mais on pense effectivement que le Québec pourrait être entré dans une nouvelle ère de mortalité élevée par surdose», indique la Dre Bruneau, la titulaire de la Chaire de recherche du Canada en médecine des toxicomanies, ajoutant qu’«on n’est pas à l’abri non plus d’une hausse de la toxicité des drogues dans la rue».Selon des données récentes de l’Agence de la santé publique du Canada, 1906 décès liés aux opioïdes ont été répertoriés au pays de janvier à mars 2024. Soit 21 décès par jour.L’étude en question s’appuie sur une analyse des données du Bureau du coroner du Québec entre 2012 et 2021. Durant cette période, 1647 décès accidentels dus aux opioïdes et 1206 en lien avec des stimulants ont été rapportés. Les hommes représentaient 73% des personnes décédées et l’âge médian était de 45 ans.Entre 2012 et 2017, le nombre annuel de décès liés aux opioïdes est passé de 1,5 pour 100 000 habitants à 2,2. Les taux ont chuté en 2018 et 2019, atteignant 1,8 décès par 100 000 habitants, avant de grimper à leur point culminant en 2020 avec 2,7 morts pour 100 000 de population. L’année suivante, le taux était de 2,4 par 100 000.«C’est énorme parce qu’on est dans des populations totales, mais on est sur un très petit dénominateur de personnes qui sont à risque, observe la Dre Bruneau. Autrement dit, si on avait le vrai nombre de personnes qui prennent des opioïdes dans la rue de manière illicite, on aurait une proportion vraiment épeurante de personnes qui meurent.»Le fentanyl en croissanceLes données toxicologiques disponibles dans les rapports du coroner montrent que des opioïdes pharmaceutiques ont été détectés dans la majorité des décès (77%), tandis que le fentanyl et les nouveaux opioïdes de synthèse, comme l’isotonitazène, étaient présents dans environ un quart des morts par surdose. «Le fentanyl est arrivé plus tard au Québec que dans l’Ouest et le centre du Canada, mais depuis 2020, on constate que sa présence s’est notablement accrue dans les décès par intoxication aux opioïdes», souligne la Dre Bruneau. L’étude mentionne ainsi que «la proportion de décès avec détection de fentanyl et d’autres nouveaux opioïdes synthétiques a fluctué depuis 2012, mais les proportions les plus élevées ont été observées en 2020 (+ 38%) et 2021 (+ 52%)». Autre fait inquiétant relevé par la médecin, elle constate que «ces deux ou trois dernières années, on voit de plus en plus de benzodiazépines associées aux opioïdes. Du Valium, mais aussi de nouvelles benzodiazépines illicites, aux formulations plus puissantes. Ces calmants sont souvent mélangés à l’insu des personnes qui consomment et qui pensent consommer juste des opioïdes», précise-t-elle en signalant que cette combinaison est particulièrement dangereuse, car les effets sédatifs des benzodiazépines se combinent à la dépression respiratoire induite par les opioïdes, ce qui augmente le risque de surdose et réduit l’effet antagoniste de la naloxone.Lire aussi: Mise en garde de Santé Canada sur une erreur de dosage dans les trousses de naloxoneSi le Québec était jusqu’ici relativement moins touché par la crise des opioïdes, c’est aussi parce que traditionnellement, on y consomme davantage de stimulants — cocaïne, amphétamines et méthamphétamines — qu’ailleurs au Canada. Cela ne signifie pas pour autant que cette consommation est moins à risque. Les données du coroner montrent en effet une tendance à la hausse des décès dus aux stimulants, les taux les plus élevés ayant aussi été observés en 2020, année de la COVID-19, alors qu’on recensait 2,2 morts pour 100 000 habitants.Des réformes radicalesSelon la Dre Bruneau, la crise des opioïdes au Québec est multifactorielle. «D’une part, on a des drogues de plus en plus puissantes. D’autre part, on a un tissu social affecté par les problèmes de logement, la crise économique. On est aussi dans une situation post COVID-19 qui a exacerbé les inégalités et les problèmes de santé mentale parmi les populations à risque. S’ajoute à cela le lourd fardeau qui pèse sur les organismes communautaires ainsi que la saturation du système de santé.»Pour y remédier, les chercheurs estiment que «des réformes politiques et sociales radicales seront probablement essentielles pour s’attaquer aux causes profondes de la crise des surdoses». Leur article cite pêle-mêle la modification du statut juridique des drogues illicites, le renforcement des programmes de santé mentale, les politiques visant à résoudre la crise du logement abordable et à réduire le nombre de sans-abri, ou encore les programmes sociaux et les politiques ciblant la pauvreté.«On doit collectivement mener un travail d’acceptabilité sociale afin de réintégrer ces populations», insiste la Dre Bruneau qui en appelle également aux professionnels de la santé. «La stigmatisation fait en sorte que les gens ayant un problème de toxicomanie attendent des années avant d’aller chercher de l’aide», explique-t-elle. Elle constate d'ailleurs qu’en général, les professionnels de la santé ne sentent pas à l’aise de les prendre en charge. «Bien souvent, ils n’ont pas été formés à ça. Ils devraient adopter une approche ouverte et sans jugement afin d’encourager les gens qui ont un trouble d’usage à leur parler de leur problème.»

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