Discutez de la narcotisation excessive sur nos nouveaux forums (sous le thème «Clinique/médicaments») En tant que médecin expert, et comme tous mes collègues œuvrant en ce domaine, et particulièrement en musculosqulettique, je vois depuis une dizaine d’années l’éclosion et la persistance de ce que je n’hésite pas à nommer un fléau iatrogénique: la narcotisation des conditions bénignes.L’anecdote suivante est d’une tristesse infinie et, bien qu’exceptionnelle, illustre les abus auxquels la médecine mécanistique a conduit. Elle me servira d’introduction à une réflexion plus large. Et c’est une histoire absolument véridique et récente, qui s’est passée au Québec dans un centre hospitalier de grande envergure; je n’ai pas moi-même reçu le patient en consultation ou pour une expertise, mais j’ai eu connaissance de l’anecdote de façon précise. Bien sûr, tout le monde comprendra que je n’ai gardé que l’essentiel pour éviter toute personnalisation.Appelons notre patient Marcel. Il est vu à l’urgence au printemps 2012 et on porte un diagnostic de subocclusion. Marcel indique qu'il a un diagnostic de myélome multiple, qu’il est suivi par un médecin oncologue qu’il nomme. Il signale qu’il a cessé sa chimio, ne souhaite pas se faire investiguer ni opérer, ce qui amène le chirurgien de garde à consulter l’équipe de soins palliatifs, le patient ne souhaitant à ce stade-ci que des soins de confort.L’infirmière consultante des soins palliatifs évalue le patient, demande l’opinion du chirurgien de garde, qui évalue le pronostic à deux semaines chez un patient en subocclusion, non opéré. Le patient est admis en soirée à l’unité de soins palliatifs, se plaignant de douleurs osseuses réfractaires et de la subocclusion. Le Fentanyl 150 mcg qu'il recevait avant l'admission a rapidement été converti en perfusion continue et le Sandostatin et Décadron sont débutés pour sa subocclusion, avec un certain succès, et Marcel ne vomit pas.À ses dires cependant, ses douleurs n'ont jamais été parfaitement contrôlées, malgré l'ajout de méthadone. L'augmentation rapidement progressive du Dilaudid qu’il demandait n’arrive pas à contrôler complètement ses douleurs ni à le sédationner, mais il demeure étonnamment alerte avec 400 mg de Dilaudid, 50 mg de Versed et 50 mg de Nozinan, en plus de ses 6 mg de méthadone TID, et quelques entredoses en complément.Au bout de quelques jours, il discute avec l’équipe de sa fin de vie et admet qu'il n'en peut plus, ne tolère plus ses douleurs chroniques et qu’il souhaite dormir.La nuit passe et le lendemain matin, Marcel s’écrie qu’il ne veut pas mourir, mais surtout qu’il n’a pas de cancer. Il avoue à ce moment avoir tout inventé, ne pas avoir vu l’oncologue depuis des années et indique que le diagnostic de myélome… n’a jamais été confirmé.Les médecins de l’unité de soins palliatifs, bouleversés et surtout ébranlés dans leur compassion, ne sachant trop s’il s’agit de déni ou de la réalité, contactent immédiatement l’oncologue qui leur dira qu’en 2008 le patient se plaignait de douleurs intolérables et voulait des narcotiques, qu’il a refusé de lui donner… et que le patient n’est jamais revenu.Après revue de tout le dossier avec les personnes impliquées, il est rapidement apparu que Marcel consultait depuis plusieurs années en divers endroits, médecins après médecins (généralistes, rhumatologues, cliniques de toutes sortes) pour des douleurs chroniques au dos avec l'histoire nébuleuse qu'il s'était fait diagnostiquer un myélome multiple à New York.C’est ainsi qu’il se retrouvera chez l’oncologue ici impliqué, qui n’a jamais confirmé le diagnostic, ne lui a jamais prescrit de chimio ni aucun autre médicament. La seule pathologie retrouvée lors de cette visite à l’oncologue fut une hépatite C. En bref, un montage de mensonges les uns par-dessus les autres, avec un vernis de réalité apprise sur Internet.Une suite de circonstances mais surtout une croyance naïve et empreinte de compassion dans les affirmations du patient ont conduit à de petites erreurs humaines les unes après les autres: l’infirmière du triage écrira en toute bonne foi que le patient consultait pour un cancer des os, diagnostic recopié par l'urgentologue sans plus de vérification, qui demande une consultation à un interniste, qui reprend à son tour le diagnostic de myélome multiple chez un patient suivi par l’oncologue de la région, puis consultation en chirurgie sans aucune vérification. Et la machine se met en branle…La suite de l’histoire est un long et admirable cheminement du médecin responsable de l’unité de soins palliatifs qui, et malgré les refus répétés de collègues à l’extérieur de son milieu, a tout fait pour aider le patient à être admis en unité de désintoxication, tout en mettant en place des mesures progressives de désintoxication. Marcel devra aussi faire face à sa famille, qu’il a bernée pendant des années, en particulier sa mère âgée qui a cru perdre son fils, tout autant que tous les médecins qu’il a vus au fil des ans.On peut tirer toutes sortes de conclusions: manquements dans la chaîne d’informations, compassion excessive, bonne foi de tous, pas assez de vérifications, pas de dossier informatisé au Québec, etc. Mais pour mon propos ici et dans le cadre de cette réflexion, il importe de constater d’une part la facilité avec laquelle un patient le moindrement astucieux peut berner une foule de gens, et d’autre part que les médecins sont en général peu disposés à penser que leur patient leur raconte des histoires.Une importante littérature (sur laquelle je reviendrai plus loin) explore ces aspects depuis une dizaine d’années et il est essentiel de toujours garder un esprit critique devant les plaintes de douleur et ce d’autant plus que les éléments objectifs sont absents ou très peu probants. Et c’est malheureusement le cas de plusieurs situations de la vie courante et on ne parle pas ici de cancers ou de pathologies sévères bien identifiées.Comme l’a remarquablement bien résumé un des médecins impliqués dans cette histoire et qui a fait preuve d’une lucidité qui lui fait honneur, et malheureusement partagée par peu de collègues de notre corporation (selon mon expérience de terrain), «notre dépendance à l’information qui nous est transmise nous montre à quel point nous sommes vulnérables [face] à un arnaqueur toxicomane qui n’a qu’un but en tête. Cette ouverture (en soins palliatifs) à soulage le patient mourant pour lui assurer une fin de vie digne sans être pris dans la chambre de torture des douleurs est une de nos plus grandes forces mais aussi une de nos plus grandes faiblesses.»Dans Patient or Pretender1, les auteurs citent François de La Rochefoucauld qui écrivait «qu’il est plus honteux de se méfier de nos amis que d'être trompé par eux» et en tirent la conclusion que, en tant que médecin, nous donnons souvent le bénéfice du doute à nos patients plutôt que de risquer de ruiner une relation par nos propres suspicions envers leur maladie. Avec pour résultat que le médecin (et plusieurs autres traitants, en particulier ceux qui en tirent un profit sonnant) devient littéralement un joueur involontaire dans le grand jeu des allégations de maladie et d’invalidité.Encore une fois, et je me répéterai souvent, il ne s’agit pas de nier la maladie et évidemment pas de nier la souffrance, physique ou psychique, des personnes aux prises avec un problème de santé réel, objectif. Il est cependant essentiel d’être conscient que la réponse immédiate, facile, que constitue la prescription de médicaments et en particulier ici des narcotiques, sur la seule base des affirmations du patient, est une réponse inadéquate dans les situations bénignes et, au contraire, engendre une foule de problèmes qui conduisent le patient dans un cercle vicieux.On a depuis quelques années, avec de bonnes raisons au départ, abreuvés les médecins de culpabilité parce qu’ils ne soulageaient pas efficacement leurs patients et il y avait certainement du vrai dans plusieurs circonstances. Mais l’ellipse qui a conduit au glissement progressif de la narcotisation tous azimuts pour des conditions bénignes est très dommageable, pour les patients comme pour la société.C’est ce sur quoi je veux élaborer un peu plus dans mes prochaines interventions, pour nous conduire à une réflexion plus large sur la sur-médication, corollaire de la surmédicalisation.1) Patient or Pretender: inside the strange world of factitious disorders, Mark D. Feldman, Charles V. Ford, Wiley, 1994, chap.13.